Le sujet chaud du climat, partie 1


Un ami m’a demandé mon avis sur la vidéo de Ismaïl Ouslimani (Le Raptor) au sujet du climat, dans laquelle il défend l’idée qu’on ne peut pas savoir si le réchauffement climatique (d’ici abrégé RC) est d’origine humaine ou non. Au cas où ça intéresserait quelqu’un, autant partager le fruit de ma documentation. Comme la vidéo s’appuie quasiment exclusivement dessus, cela peut aussi être considéré comme un réponse au livre de Koonin Climat, la part d’incertitude.

Plusieurs créateurs ont déjà produit des réponses de qualités diverses. A mon humble avis, si certaines sont très bonnes, d’autres tapent à côté des arguments d’Ismaïl ou s’attardent sur des détails. Dans ces conditions, aucune chance de convaincre les indécis qui, j’en connais, existent. C’est pourquoi j’ai choisi de ne répondre qu’aux points cruciaux de l’argumentation d’Ismaïl, en restant le plus concis et factuel possible sur ses faiblesses.

Pour être précis, le profil à qui je m’adresse est celui d’un diplômé en sciences «dures» plutôt de droite ; sceptique -et parfois on peut le comprendre- sur certains discours du monde politique et médiatique portant sur le climat ou d’autres thèmes scientifiques comme le Covid ; pour qui l’argumentaire en apparence scientifiquement solide et (plus ou moins…) sourcé d’Ismaïl peut paraître convaincant. Ce profil est fréquent dans le public d’Ismaïl, et sa formation scientifique lui donne parfois le sentiment de pouvoir aborder d’autres domaines des sciences facilement. D’ailleurs Ismaïl, ayant fait le cursus CPGE / école d’ingénieur, en est un bon exemple.

I. Les bases

Dans la première partie Ismaïl présente les bases de la climatologie : RC, effet de serre et rôle du GIEC. Il n’y a pas grand-chose à redire, les propos sont plutôt factuels et corrects. Toutefois, quelque chose transparaît de son discours : l’idée que le climat a toujours fluctué, et que ce serait peut-être toujours le cas aujourd’hui. Par exemple la Figure 1 [1, p296] tirée de la vidéo abonde dans ce sens.

Or, à ce stade du changement climatique, ce n’est pas tant l’ampleur des évolutions du climat qu’il est important de comparer, mais plutôt la vitesse (pour les matheux, il faut regarder $f’$ et pas $f$). À cet égard la Figure 1 ne permet rien de conclure pour deux raisons. D’une part, il faut faire attention car l’échelle temporelle n’est pas la même entre les périodes et donne l’impression à gauche de variations très brutales. D’autre part car le graphique est trop peu précis pour voir l’évolution depuis la Révolution Industrielle. La Figure 2 [1, p301] met clairement en évidence que la vitesse des phénomènes à l’œuvre de nos jours est sans précédent et qu’ils sont concomitants avec le début de nos activités industrielles.

A gauche la Figure 1, à droite la Figure 2.

Enfin, certains pourraient à juste titre rétorquer que la Figure 2 représente l’évolution de la concentration de gaz à effet de serre (d’ici abrégé GES) plutôt que la température. Mais Ismaïl lui même ne nie pas l’effet réchauffant des GES, expliqué dans cette vidéo, et concernant la température, une image vaut 1000 mots :

Une animation de l'évolution de la température moyenne sur Terre de 1880 à nos jours, tirée de NASA Scientific Visualization Studio.

En bref, la concentration de GES comme les températures augmentent à un rythme jamais vu dans l’histoire, et il s’agit maintenant de jauger les explications avancées.

II. Les modèles climatiques

Dans sa quatrième partie, Ismaïl affirme que les milliers de paramètres avec lesquels les modèles climatiques sont construits permettent aux scientifiques, en choisissant les valeurs de paramètres qui les arrangent, d’obtenir la conclusion de leur choix.

N’étant pas climatologue, et ceux à qui je m’adresse non plus, c’est pour moi l’argument le plus difficile à traiter et je comprends qu’il soit si convaincant. Je veux seulement rappeler qu’en science les modèles ne sont pas créés à partir de rien, mais modélisent des processus physiques. Si le processus physique sous-jacent contribue négativement au RC, par exemple la réflexion de la banquise, on ne pourra pas choisir les paramètres de façon à obtenir une contribution positive. D’ailleurs, les paramètres ne sont pas choisis arbitrairement, mais des études ont justement pour objet de mesurer leur «valeur réelle» : il existe par exemple des études pour mesurer le coefficient de réflexion de la banquise, et la valeur obtenue peut alors être intégrée au modèle. La seule marge de manoeuvre est alors celle de l’incertitude de la mesure. Le réglage dont parle Ismaïl est un réglage fin, comme précisé sur le document sur lequel il s’appuie à 25min20s, et les valeurs des paramètres ne peuvent pas changer de beaucoup.

Je reviendrai sur les modèles climatiques dans la partie IV “L’argument des 1%”, mais pour l’instant, parallèlement à ces considérations techniques, le béotien peut aussi simplement vérifier si, par le passé, les prédictions de ces modèles se sont réalisées, et c’est ce que nous allons maintenant faire.

III. Les prédictions

Dans ses parties 3 et 5 Ismaïl compare les anciennes prédictions climatiques à ce qui est arrivé. Je vais traiter 3 arguments représentatifs de ses propos : a) la montée des eaux n’a pas englouti les îles qu’on pensait condamnées ; b) le scénario d’anticipation du GIEC RCP8.5 s’est révélé faux, et il est absurde de penser que le RCP2.6 qui demande le plus d’efforts à la société sera celui avec la meilleure croissance économique ; c) contrairement aux prédictions, les ouragans n’augmentent pas, les mesures du GIEC sont biaisées par une amélioration de la sensibilité des détecteurs.

a) Plus précisément, Ismaïl affirmait (30min38s) que le GIEC prédisait une montée des eaux «jusqu’à 6m en 2016». Or le GIEC n’a jamais dit ça, voyez par exemple le premier rapport du GIEC en 1990 [3, p116-118] où il était prédit une augmentation de seulement 1m maximum d’ici 2100. En fait, Ismaïl prend un film militant qui n’a rien à voir avec le GIEC (Une vérité qui dérange de David Guggenheim), en tire seulement l’un de ses extraits les plus catastrophistes et d’ailleurs reconnu comme tel par des tribunaux (voir ici aux points 23-25) et affirme que le GIEC s’est trompé. Est-ce une manière honnête de procéder ?

Concernant les faits, le graphique de la Figure 3 plus bas montre bien que le niveau de la mer augmente conformément aux prévisions du GIEC. Certes le niveau a pu monter plus vite dans le passé lointain, à la fin d’une période glaciaire où la Terre était couverte de glaciers qui se sont tous mis à fondre en même temps. Mais si le niveau monte, comme ne le nie pas Ismaïl, qu’est-ce que ça change que l’élévation soit d’origine humaine ou naturelle ? Dans tous les cas la société aura besoin du GIEC pour étudier les conséquences de ce phénomène et s’y préparer.

b) Tout d’abord, oui RCP8.5 semble ne pas se produire. Mais que doit-on en conclure ? C’est un scénario à hypothèses pessimistes. De la même manière RCP2.6 n’a pas été suivi, que devrait-on en déduire ? Ensuite, le propos n’est pas si absurde : une forte réduction des émissions de GES a un effet immédiat négatif sur le PIB certes, mais à long terme cela permet de contenir les effets du RC qui eux aussi affectent négativement le PIB. Par ailleurs, les SSP, qui sont une version améliorée par le 6è rapport du GIEC des RCP en y ajoutant des dimensions socio-économiques comme le PIB, comprennent des hypothèses sur la capacité des États à collaborer plutôt qu’entrer en concurrence. Ceci se reflète dans les trajectoires de PIB et explique aussi la différence soulevée par Ismaïl.

c) Entre la sortie du livre de Koonin et la vidéo d’Ismaïl, le 6è rapport du GIEC est sorti. Celui-ci confirme le biais de mesure évoqué, mais le corrige et conclut que les ouragans et autres sont bien en augmentation [1, p1585] . Koonin ne pouvait pas le savoir, mais Ismaïl si.

En résumé, aucunes des trois critiques n’est vraiment fatale. Mais on pourrait aller plus loin, et vérifier plus en détail si les modèles passés du GIEC ont bien prédit le RC, mais aussi les paramètres climatiques autres que la température moyenne. Par souci de concision, et comme je ne ferai pas mieux que lui, à ce sujet je renvoie à cette vidéo de Rodolphe Meyer (Le Réveilleur) de 37min20s à 38min45s. Je ne joins qu’une capture d’écran dans la Figure 4, pour l’exhaustivité. On voit bien que la courbe réelle a suivi les prédictions.

A gauche la Figure 3, évolution du niveau des mers. A droite la Figure 4, une revue de la prédiction d'un modèle de 2004.

Ismaïl pourrait rétorquer que justement : non ! Comme dit dans sa vidéo, les modèles ne réussissent pas à expliquer la stagnation de la température entre les années 50 et 70. Et je vais surprendre mais… c’est vrai… en partie ! L’écart entre les mesures et les modèles existe, même si ces derniers génèrent bien une décélération du RC sur cette période. D’ailleurs il existe une littérature scientifique sur ce sujet précis, qui a même un nom : le early 20th century warming. Il y a par exemple cet article où plusieurs pistes d’explication sont évoquées, par exemple un changement de méthode de relevé de température lors de cette période, d’une façon un peu similaire à ce qui a été soulevé au point c) au sujet des ouragans. C’est du travail en cours dans une science qui avance, ce n’est pas un secret.

IV. L’argument des 1%

L’argument dont je vais parler maintenant n’est pas clairement exposé dans la vidéo, je conseille donc au lecteur de se demander ce qu’il en a retenu. Heureusement le livre de Koonin est plus détaillé, voici donc la teneur de l’argument. La Terre reçoit du Soleil $240 \, W/m^2$ d’énergie. Le forçage radiatif est un concept physique qui peut être compris comme les causes du déséquilibre énergétique de la Terre. La partie du forçage radiatif qu’on attribue à l’homme (l’effet des GES – aérosols) est mesuré à environ $1,6 \, W/m^2$, soit moins de 1% des flux d’énergie «naturels», et la marge d’erreur est de 50 % ! Dans ces conditions, comment imaginer pouvoir attribuer de façon certaine le déséquilibre énergétique observé à l’humain ? Il faudrait avoir une précision extrême sur tous les flux énergétiques pour pouvoir discriminer la petite influence des GES ! La question est légitime, mais la réponse peut se résumer en deux points.

  • Contrairement à ce qui est affirmé par Ismaïl, les modèles climatiques ne sont pas utilisés par le GIEC pour construire le graphique de la Figure 5 et sur lequel Ismaïl contruit toute son argumentation. Et pour cause, la valeur attribuée aux GES dans ce modèle n’est pas modélisée, mais mesurée par satellites en observant la quantité d’énergie piégée par les GES. En fait Ismaïl confond deux méthodologies d’études entièrement différentes.

  • Lorsque Ismaïl demande une précision extrême, j’invite le lecteur à regarder de plus près la Figure 5. On voit que la courbe “Solaire” est donnée, et fluctue très peu, bien en deça de la valeur attribuée aux GES. En bref, cela ne contredit pas le fait que le Soleil envoie $240 \, W/m^2$ d’énergie à la Terre, mais ça signifie que cette valeur n’a (quasiment) pas varié depuis 1850 et donc n’explique pas le RC observé. On peut donc dire que la preuve de la précision exigée par Ismaïl était déjà disponible dans sa propre vidéo.

Les deux arguments présentés dans cette partie ne sont que brièvement résumés sans indiquer de sources. J’imagine que ce sera suffisant pour la majorité des lecteurs, toutefois certains pourraient être curieux d’avoir plus de détails, ou même penser à des contre-arguments tout-à-fait pertinents. Pour ne pas alourdir cet article avec trop de détails techniques, j’ai écrit une partie 2 disponible ici où je prends le temps de présenter proprement chaque concept nécessaire pour adresser proprement une réponse à cet “Argument des 1%”.

Figure 5, tirée de la vidéo.

V. Le GIEC

Ismaïl ne critique pas seulement les productions du GIEC, mais également l’organisme lui-même et son fonctionnement en le présentant comme une organisation partisane influencée par les politiques et qui refuse les audits externes (qu’il appelle red team). Je ne vais pas m’attarder sur ce point pour deux raisons. D’abord, je préfère m’intéresser au message qu’au messager et me concentrer sur les faits, comme je m’y suis tenu dans les parties précédentes. Ensuite, je ne pourrais mieux présenter le GIEC que Rodolphe dans cette vidéo vers laquelle je renvoie le lecteur intéressé. Ici, je me contenterais de résumer ma position par : le GIEC est déjà une red team construite pour minimiser les biais, et les politiques ne peuvent pas en altérer les conclusions.

Supposons toutefois que pour une raison ou une autre on ne veuille vraiment pas faire confiance au GIEC. Dans ce cas je propose de regarder ce qu’en disent les industries pétrolières qu’on ne peut pas accuser d’avoir intérêt à ce que le RC soit d’origine anthropique. Or, voyez ici et le récit de comment déjà dans les années 60 l’entreprise Exxon a enterré un rapport interne prédisant un RC à cause de l’industrie pétrolière ! Il s’agit de rien de moins qu’un scandale mondial au moins aussi grand que le bien connu complot de l’industrie du tabac du XXè siècle. Honnêtement c’est selon moi le meilleur argument de ce document pour contredire la thèse d’un complot planétaire contre les énergies fossiles.

VI. Les mesures face au RC

Pour conclure sa démonstration, Ismaïl suppose momentanément que le GIEC a raison, ce afin d’évaluer les mesures prises par les Etats dans la lutte contre le RC. Ici encore je vais peut-être surprendre mais… je suis d’accord avec lui. Le modèle allemand est criminellement mauvais sur les plans économique, géopolitique et écologique(!). La sortie immédiate du nucléaire et le pari 100 % renouvelable les obligent à émettre 10x plus de CO2 par unité d’électricité produite, et pour bien plus cher, que la France et son parc nucléaire n’ayant causé aucun mort (contrairement aux centrales charbon qui polluent l’air que respirent tous les Européens) et dont on aurait pu réutiliser les déchets si nos politiques n’avaient pas arrêté Astrid et autres réacteurs à neutrons rapides.

Cela dit, j’ai 3 bémols à opposer à Ismaïl. Le premier est que sa vidéo ne traite quasiment que des mesures de décarbonation de l’électricité. Or, les mesures à prendre sont bien plus larges : outre la controversée décroissance, on peut citer la taxe carbone, l’électrification des usages, la captation du CO2. Le deuxième est qu’il met sur un même plan les recommandations du GIEC, les mesures prises par les États et les discours pro-décroissance de certains militants. Pourtant le GIEC défend le nucléaire comme moyen de réduction des émissions de GES [1, p639] . Troisièmement, les énergies renouvelables, avec tous leurs défauts, ne sont pas pour autant à déconsidérer entièrement [1, section 6.4.2.4] .

Conclusion

Ismaïl défend la thèse que le RC et son origine humaine sont loin d’être des certitudes et essaie de démonter les travaux du GIEC sur plusieurs points. D’après lui on ne sait pas si le climat change, comment, ni pourquoi. J’ai essayé d’expliquer pourquoi je pense qu’il a tort, mais j’aimerais conclure avec deux interrogations pour le lecteur.

Si les choses sont effectivement incertaines, elles peuvent potentiellement être pires que ce que prévoit le GIEC dans ses pires scénarios. Or, face à un danger dont l’ampleur est incertaine, vaut-il mieux se préparer avec encore plus de précautions, ou faut-il ne rien faire en arguant l’incertitude ?

Enfin, supposons un instant que les puissants de ce monde complotent pour terroriser la population avec un faux RC afin de mieux la manipuler. Peut-on imaginer que les industriels ou des pays comme la Russie et les EAU (dont l’économie repose sur les fossiles) se laisseraient faire sans rien dire ? Peu probable, mais alors, peut-être qu’il y a effectivement une machination politique, mais pas celle qu’on croit

Abréviations

  • RC : Réchauffement climatique.
  • GES : Gaz à effet de serre (CO2, CH4, etc).
  • RCP : scénarios d’anticipation du GIEC, classés par le réchauffement maximal atteint. RCP2,6 est le scénario optimiste, où le monde arrive à limiter ses émissions de GES et le RC. RCP8,5 est le scénario pessimiste où rien n’est fait.

Bibliographie




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